Appel du chemin

coquille d'entrée
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La voie de Soulac

Son inscription dans l'histoire

De tous temps, le chemin de Saint-Jacques a désigné la route choisie par celui qui part en pèlerinage. Mais l'historien est toujours soucieux d'analyse critique de ce chevelu de chemins dans lesquels on risque de se perdre. Les chercheurs d'aujourd'hui recommandent donc de ne pas surestimer les itinéraires liés aux anciennes voies romaines ou les sites consacrés à Saint-Jacques, ou tout simplement à des pèlerins.
L'attribution d'un label "chemin de Saint-Jacques" à telle ou telle voie est ainsi bien théorique; seuls, quelques lieux célèbres pour leur sanctuaire ou les reliques présentées à la ferveur des croyants, ralliaient la majorité des jacquets et peuvent donc être considérés comme des relais authentiques. Qu'en est-il de la voie de Soulac ? Est-elle du domaine de l'imaginaire ou fut-elle réellement fréquentée très tôt par les pèlerins en route vers Compostelle ? A partir de quels documents pouvons-nous tenter de proposer une réponse.
Nous avons retenu :
1) Le relevé cartographique et le tracé ancien des voies ;
2) La présence attestée d'une dévotion particulière à Saint-Jacques, de confréries de Saint-Jacques et d'établissements d'accueil des pèlerins ;
3) L'indication donnée dans les Guides ou les Itinéraires de l'existence de cette voie.

Un relevé cartographique

Disposons-nous d'un relevé cartographique ancien portant indication des "chemins de Saint-Jacques" ? Dans un article minutieux F. Loirette nous rappelle, que comme la plupart des régions françaises, le Médoc n'a fait l'objet d'une représentation précise qu'à partir du début du XVIIIe siècle avec l'ingénieur Claude Masse, chargé à la demande de Vauban, des levés des côtes entre la Charente et le Bassin d'Arcachon. Ces levés furent effectués pour le Médoc en 1707 et 1708.

Jusque là, la représentation du Médoc "le païs solitaire et sauvage… au bout du monde" de la Boétie reste fort inexacte. Pour notre région, malgré l'enseignement géographique solide associé à celui des mathématiques et à celui de l'astronomie dispensé par les Jésuites dans leur collège de la Madeleine à Bordeaux, les voyageurs n'avaient à leur disposition que des cartes fort imparfaites. Il fallait recourir aux productions de cartographes étrangers à la région ou à la France, travaillant en cabinet d'après des "descriptions" sans aucune base mathématique sérieuse.
Cependant, à partir de Richelieu, l'affermissement de la monarchie et l'intérêt porté par le cardinal aux problèmes de la marine, expliquent l'activité de plus en plus grande des cartographes français, encouragés par le gouvernement. C'est ainsi que de 1627 à 1634, Nicolas Tassin, commissaire des guerres et géographe ordinaire de Sa Majesté travailla à la cartographie des régions côtières, en liaison avec le projet de fortification du littoral. L'échelle assez grande de ses cartes (22 centimètres pour une lieue de France, soit environ 1/200.000) lui a permis d'indiquer clairement d'assez nombreuses localités. Ainsi pour sa carte de l'embouchure de la Gironde, celles-ci se répartissent en trois séries : l'une, la plus fournie, le long de la rivière; une autre, dans l'intérieur avec Castelnau, "Listra", Saint-Laurent, "Sissac", l'abbaye de Vertheuil; la troisième, sur la rive orientale d'une vaste nappe d'eau correspondant aux étangs actuels de Carcans et Lacanau, où l'on trouve "l'Hospitalet" (l'Hôpital de Grayan), Sainte-Hélène, "Carquans", Talaris et Lacanau.

carte tassin 1634
Carte du bassin d'Arcachon en 1634

Pour F.Loirette, ces deux derniers ensembles jalonnent deux routes terrestres : d'une part, la route directe de Bordeaux à Soulac, de l'autre, le "vieux chemin des pèlerins de Saint-Jacques, qui de Soulac, se dirigeait vers le sud, parallèlement à la côte de l'océan".
C'est ce chemin qu'évoque Adrien Lavergne, dans la revue de Gascogne (1886-1887), au chapitre VI : il l'appel chemin du littoral, qui longeait l'océan de la Pointe de Grave à la Bidassoa. A partir de plusieurs études effectuées par divers érudits locaux, il considère que cette route correspond à une route construite par les Romains depuis Soulac jusqu'à Bayonne, dans le but de relier les stations navales du Golfe de Gascogne, de surveiller les côtes, d'approvisionner les vaisseaux et de protéger leur marine qui n'osait s'écarter du rivage. Cette voie est certes difficile à retrouver, à cause des modifications subies par le rivage et la formation du chapelet d'étangs parallèle à la côte. Il pense qu'envahie par le sable et les eaux, elle a progressivement disparu abvec "ses églises, ses maisons et tous les travaux des hommes". Mais pour ce chercheur, cette voie commençait au sanctuaire de Soulac, où les pèlerins qui débarquaient étaient le plus souvent des Anglais, les nombreux vaisseaux qui allaient porter du vin en Angleterre, revenant avec "des cargaisons de pèlerins". Toutefois Soulac semblait en concurrence avec Talais, car Francisque Michel fait remarquer dans un texte de 1342 "à l'occasion du passage des pèlerins qui s'embarquaient, il y eut entre les habitants de ces deux localités des conflits sanglants dans lesquels plusieurs d'entre eux perdirent la vie". Francisque Michel apporte quelques renseignements supplémentaires avec la mention d'un hospice au bord du fleuve, "au lieu de Rundre, destiné à recevoir les pèlerins dès leur débarquement et une autre maison de la même espèce dans la commune de l'Hôpital de Grayan… Tout près de l'Hôpital, on rencontre un hameau nommé "les Pélerins". Il ajoute que "les pieuses caravanes de Saint-Jacques" se dirigeaient ensuite du côté des Landes par Sercins, Vendays et Naujac dans la commune de Gaillan. Ils continuaient leur route par Hourtin, Sainte Hélène de l'Etang, Carcans, Lacanau et Le Porge. La voie gagnait alors Audange, Biganos, La Mothe, pour rejoindre la voie romaine de Bordeaux à Dax, vers Louse, paroisse de Sanguinet, où à partir de ce point, les deux routes étaient confondues. Adrien Lavergne indique enfin que la voie du littoral partant de la Pointe de Grave ou de Soulac était reliée à la voie romaine appelée Levade qui permettait aux pèlerins partis de Soulac et arrivés à Carcans de gagner Bordeaux par Brach, Sainte Hélène de la Lande, Saumos, Saint Sauveur du Temple, Martignac et Illac.

La cartographie et l'étude du tracé ancien des voies romaines paraissent donc, conjointement avec les toponymies, convaincre les chercheurs de l'existence réelle de cette voie de Soulac, d'autant plus que la route terrestre était certes plus longue que la voie maritime pour éviter les Landes mais demandait moins d'héroïsme, comme le rappelle Denise Péricart-Méa. Nous ne disposons pas de travaux sur les pélerinages par bateau en ce qui concerne la France, alors que Constance Mary Storrs a étudié ceux-ci pour l'Angleterre, et montré qu'ils se sont amplifiés surtout à partir de la seconde moitié du XIVe siècle, avec le développement d'un système de licences accordées à des patrons de navires, les autorisant à embarquer des pèlerins à destination de la Corogne, à les attendre quelques jours et à les ramener ensuite en Angleterre. Mais voyager par bateau était toujours très pénible, comme le rappellent les chansons de marins anglais de l'époque. Les pèlerins étaient traités comme un troupeau de bétail qu'il convenait d'exploiter au maximum. S'ajoute au mal de mer, le danger de capture par des navires ennemis ou par des pirates. La traversée du Golfe de Gascogne est particulièrement redoutée du fait de la menace permanente de tempête.

Le seul "avantage" du voyage par bateau tenait au fait qu'il permettait de gagner plus rapidement le sanctuaire de Galice et que le coût du voyage était moins élevé mais "l'inconvénient" majeur était que le pèlerin ne pouvait aller vénérer aucune relique le long du chemin ni se confier à la protection d'aucun autre Saint, dont pourtant les vertus étaient renommées. Si bien que la voie terrestre gardait sa valeur ! D'où une deuxième approche de la voie de Soulac, par les points où apparaissent des sanctuaires et des sauvetés où étaient accueillis les pèlerins.

Notre-dame-de-fin-des-terres
Basilique Notre Dame de la Fin des Terres

La voie dite de Soulac "accueille" un florilège de saints dont les pèlerins recherchaient tout particulièrement la protection et on peut légitimement penser que ces anciens lieux de pèlerinage locaux constituaient un "attrait" supplémentaire pour ceux qui se mettaient en route vers Compostelle : Soulac, en premier avec Sainte Véronique et Notre Dame de la Fin des Terres, Montalivet avec Notre Dame del Pilar, Carcans avec Saint Jean Baptiste dans le sanctuaire dédié à Saint Martin, Andernos avec Sainte Quitterie, martyre espagnole souvent présente sur les chemins de l'Espagne, mais aussi bien évidemment Saint-Jacques.

Car le culte rendu à Saint-Jacques n'est évidemment pas le "domaine réservé" de Compostelle et "chemin de Saint-Jacques" peut être une référence locale. Denise Péricard-Méa a le grand mérite de le rappeler avec insistance dans son ouvrage : dès le début du XIe siècle, les Bénédictins, si souvent présents sur les chemins de Saint-Jacques, proclamaient haut et fort qu'ont peut vénérer Saint-jacques à Compostelle, mais aussi dans toute église où une dévotion particulière est rendue à l'Apôtre : "La pitié divine n'opère pas seulement dans le lieu qui doit être révéré en toute dévotion, mais aussi, dans tous les lieux consacrés au nom du Saint".

Or, tout le long du littoral, nous avons de magnifiques statues de Saint-Jacques auprès de qui se pressaient les fidèles locaux mais qui constituaient sûrement un "appel" pour des pèlerins en route vers Compostelle, en jalonnant les étapes de leur chemin par une possible dévotion sans cesse renouvelée à leur saint protecteur. On peut supposer aussi que ces statues représentaient l'acte de remerciement d'anciens pèlerins, ce qui pouvait contribuer à fixer l'existence d'une voie vers la Galice…

Il nous faut citer Soulac encore où un compte –rendu de la visite épiscopale de 1659 nous apprend qu'il existait dans la basilique un autel consacré à Saint-Jacques ; Sainte Elène de l'Estang où en 1611, le cardinal François de Sourdis indique qu'un des quatre autels de la chapelle est dédié à Saint-Jacques, "dont l'image est vénérée par les passants"; Carcans où la vieille église Saint-Martin détruite vers 1850 avait un autel consacré à Saint-Jacques et où l'église paroissiale actuelle abrite une magnifique statue de l'apôtre en bois polychrome du XVIIe ; Le Teich et sa statue de Saint-Jacques pèlerin en bois polychrome, du XVIIe également. Tous ces lieux fonctionnaient sans doute comme des auxilliaires du sanctuaire galicien, recevant des offrandes, proposant des fêtes, processions et journées d'actions de grâces pour remercier le saint de sa protection quotidienne.

Tout ceci est possible du fait de l'existence de "relais" privilégiés du culte de Saint-Jacques, les confréries de Saint-Jacques. On en a retrouvé la trace dans pratiquement tous les lieux déjà cités. Les confréries servaient à animer les santuaires locaux de pèlerinage et avaiant pour point commun la diffusion du culte de Saint-Jacques, en liaison souvent avec le culte le la Vierge ou de la Sainte Trinité. Les fêtes de Saint-Jacques comprennent processions, messes et vêpres, chants et lumières, et interprétation de Mystères, joués ça et là, souvent même à l'intérieur des églises. "Ce sont des Mystères mobiles, joués par des acteurs costumés que l'on retrouve dans plusieurs confréries et dont il ne subsiste aucun texte, à tel point qu'on peut se demander si les représentations ne comportaient pas une part d'improvisation, où s'opérait une fusion totale entre spectateurs et acteurs". Les confréries jouaient un rôle civique puisqu'un concile provincial tenu à Bordeaux en 1255 leur assigne comme fonction "la construction ou la réparation de chemins ou de ponts publics ou privés et de fontaines, le gardiennage de champs, des vignes, des animaux ou des troupeaux, ou bien pour détourner des champs l'inondation pluviale ou fluviale ou pour capturer des loups et autres animaux nuisibles ou simplement les mettre en fuite".

Elles se souciaient également de paix et de moralité, et d'accueil des déshérités, mais cependant aucune ne signale l'aumone aux pèlerins. Est-ce parce que d'autres groupes s'en chargent et assurent ce soutien : les ordres hospitaliers dont nous retrouvons les établissements là encore tout au long de cette voie, ainsi pour les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, Grayan et l'Hôpital, dépendant de la commanderie d'Arcins et fondé en 1168, Le Temple de Sautuges, Parentis, Sainte-Eulalie en Born, Pontenx les Forges avec l'hôpital de Saint-Jean de Bouricos et sa fontaine Saint-Jean qui guérissait les yeux, Saint-Paul en Born, Saint-Julien en Born. Ils ne sont pas les seuls présents sur la voie, les seigneurs écclésiastiques possédant d'importants domaines fonciers sur tout le territoire et ouvrant abbayes et prieurés aux pèlerins, comme celles de l'ordre de Saint Benoît, où le prieur est aussi vicaire perpétuel de la paroisse, et représentant de l'abbé de Sainte Croix de Bordeaux, Soulac dont l'importance est considérable durant tout le Moyen Age, avec les privilèges de sauveté concédés par le Duc Guillaume en 1027 ; on pourrait également évoquer le prieuré de Comprian en Buch, Sauvetat sur la mer de Buch et offrant une halte aux pèlerins, pèlerins venant prier aux oratoires locaux (Oratoire de Notre Dame d'Arcachon que le cordelier Thomas Illyricus avait élevé sur le banc de Bernet ; Notre Dame des Monts ; Saint Jean de la Motte ; Sainte Catherine des Argenteyres ou aux pèlerins de passage se dirigeant vers le sanctuaire de Compostelle.

Françoise Marcard.


Le texte ci-dessous est extrait du très intéressant livre de Marie-José Thiney : Fascinant Médoc. Histoire d'un pays aux éditions Sud-Ouest.

La christianisation du Médoc

Pendant les premiers siècles de l’ère dite chrétienne, la plupart des Médoquins restèrent païens, c’est-à-dire qu’ils gardèrent sans doute les traditions gauloises en vénérant le soleil, les divinités des sources et des fontaines sous la conduite des druides. Les habitants des lieux occupés par les Romains furent peu à peu conquis, soit par intérêt, soit par conviction, par les croyances et les pratiques de leurs occupants.
Cependant, des évangélisateurs commencèrent très tôt à visiter le Médoc et à prêcher la nouvelle religion chrétienne. Selon la tradition, c’est sainte Véronique, accompagnée de son mari saint Amadour et de Zachée, qui mit la première le pied en Médoc en fondant à Soulac Notre-Dame-de-la-Fin-des-Terres au Ier siècle.
Par la suite, des évangélistes du Poitou et d’Auvergne, saint Martial, saint Martin, vinrent prêcher dans toute la région aux III et IVème siècles, suivis par des évangélistes irlandais comme saint Colomban qui a laissé son nom à Saint-Corbian, saint Gall à Saint-Gaux et saint Kiéran à Saint-Queyran. L’Irlande, qui avait avec le Médoc des relations fondées sur le trafic de l’étain depuis l’époque du bronze, ne paraissait pas si lointaine — ne disait-on pas "qu'un bras de mer unit plus qu’il ne sépare"?
Le christianisme toléré par l’empereur Constantin devint officiel en 312. L’Église lutta alors contre l’idolâtrie en créant des ermitages et des groupes de moines vivant dans des cabanes ou des abris de rochers essayèrent de gagner peu à peu les Gallo-Romains au christianisme. Des églises primitives apparurent ainsi, dont on peut remarquer que les vestiges retrouvés sont souvent placés sur des oratoires de villas ou sur des temples romains. Et l’on comprend que la religion chrétienne se soit progressivement substituée au polythéisme. Le remplacement des idoles par les saints chrétiens, la multiplication des miracles, la politique des défrichements et la transformation d’ermitages en monastères ont permis la pénétration lente de la christianisation.
Par ailleurs, la conversion de Clovis a facilité celles de la masse paysanne gallo-romaine et de la minorité barbare.
Il n’existe plus actuellement d’église primitives. Les envahisseurs wisigoths, qui étaient ariens, les ont détruites. D’ailleurs, beaucoup devaient être construites en bois et, malgré leur reconstruction pendant la "paix franque", les Normands les ont brûlées de nouveau.
Et c’est souvent avec l’essor de l’art roman (inspiré de la villa romaine avec péristyle et portique) que sont apparues les églises actuelles.
La dédicace des églises renseigne sur la date ou sur les conditions d’établissement de leur création primitive. Les premières, fondées au IIIème siècle ou même plus tôt, portent le nom de Saint-Pierre. Celles du IVème siècle sont dédiées à Saint-Martin (quinze en Médoc) ou à Saint-Brice, son disciple (première église de Saint-Yzans), Sainte-Marie signale les lieux de passage. Les Saint-Etienne sont établies sur des villas romaines.

Abbayes, prieurés et sauvetés

Au cours du Moyen Âge, les abbayes se sont développées grâce à des dons faits par les seigneurs et certaines ont été particulièrement importantes.
L’abbaye de Soulac et Sainte-Marie de Soulac, fondée sur l’oratoire de sainte Véronique, étaient entourées de terres, prés, marais salants et forêts de pins qui ont en partie disparu dans la mer au cours des siècles. Elles accueillaient d’innombrables pèlerins venus vénérer la Vierge et sainte Véronique avant de poursuivre leur route.
L’abbaye de l'Isle, qui existait en 816, après avoir été un simple ermitage, a été transformée en abbaye bénédictine et servait de séminaire pour éduquer les clercs et en faire des administrateurs de paroisses.
A Cordouan, qui était continental, situé à l’extrémité du Platin de Grave, exista jusqu’en 1092 une abbaye dépendant de Cluny. Elle vivait de "pescheries" qu’un moine avait eu l’intelligence d’organiser. Elle se replia sur Saint- Nicolas-de-Grave (aujourd’hui disparu) quand Cordouan se sépara du continent.
L’abbaye la plus importante fut incontestablement celle de Vertheuil qui, pendant le Moyen Age, fut avec l’abbaye de l'Isle au centre de la population la plus considérable du Médoc. Construite sur un emplacement gallo-romain, c’était un poste clé entouré de marécages. Elle succéda à une forteresse qui avait défendu un ancien bras de la Gironde.
Les sires de Lesparre firent tout leur possible pour attirer les religieux dans le but d’instruire et d’édifier le peuple assez sauvage des landes, des forêts et du bord de la mer, si bien qu’après le passage des Normands qui laissa tant de ruines et de dépeuplement un nouvel élan religieux rural et une montée démographique poussèrent à tirer, à partir du IXème siècle, un meilleur parti des ressources locales.
On défricha des terres sur des lieux appelés depuis «artigues » (une quarantaine de lieux-dits sont ainsi nommés en Médoc) et l’on créa des exploitations rurales gérées par des moines où travaillaient des paysans délivrés du servage : ce sont les "sauvetés ", installées à partir de 1050.
Elles servaient aussi à accueillir les voyageurs ou les habitants en péril. Une sauveté était donc un petit village d’hôtes sous la protection de l’Église. Son territoire était limité par des croix. On en connaît quatre en Médoc: Marestang (entre mer et étang) près de Lesparre, Soulac, la Lande de Cors près d’Arsac, et Macau. Seules les sauvetés de Macau et de Soulac donnèrent naissance à des agglomérations durables. Dans un projet d’organisation "entre mer et marais", imaginé en 1108, les colons, qui ainsi devenaient libres, recevaient chacun un enclos à bâtir et un jardin. Des labours leur étaient distribués. Mais cette formule, peut-être trop en avance sur son temps, avorta.
Plus tard, à Notre-Dame de Coleys, où se trouve maintenant le château Meyney, sur la commune de Saint-Estèphe, fut créé un prieuré-grange sur un modèle imaginé par les moines de l’abbaye de Cîteaux. En même temps qu’une exploitation agricole sur un vaste domaine avec polyculture et élevage, maisons, "courtieux" (jardins), "cazeaux" (cabanes), terres cultivables, vignes, "aubarèdes" (bois), prés et "padouens" (pâturages publics), il s’agissait en priorité d’un centre administratif.
Situé près de la Rouille des Moines, un petit port servant aux passagers et aux marchandises en dépendait aussi. On sait que ce prieuré existait en 1276, mais il n’en reste plus qu’un oratoire.
Les commanderies du Temple et de Saint-Jean ont aussi créé des exploitations sur des terres données par des seigneurs. Celles-ci servaient aussi bien à développer certains modes de culture qu’à améliorer la condition paysanne en faisant disparaître le servage.
Ce gros effort de mise en culture et la création de pêcheries organisées par l’Église vinrent compléter les ressources qui existaient depuis des temps immémoriaux, comme l’élevage ou les marais salants, et fournissaient aux Médoquins l’indispensable pour vivre.
Par ailleurs, il fut l’étape d’une évolution concernant la liberté, relative, des hommes. Aux temps gallo-romains, les travaux étaient effectués par des esclaves qui faisaient partie des biens mobiliers et n’étaient pas considérés comme des êtres humains. Il en fut de même avec les conquérants barbares. Puis, entre le VIIème et le XIème siècles, pour améliorer la démographie, on libéra l’esclave qui devint un serf et put fonder une famille ; mais sa dépendance était encore très grande et l’Eglise fit tous ses efforts pour lui restituer sa dignité.

Pèlerins à travers le Médoc

croix de Valeyrac
Croix jacquaire de Valeyrac

Le Médoc a longtemps été sur un itinéraire de pèlerinages, bien que cela semble un peu inexplicable à notre époque. Les pèlerins qui venaient du nord préféraient de beaucoup traverser le bras de mer que formait la Gironde, encore plus large que de nos jours, trouvant moins "incommode de braver les périls de la mer" que de passer la Dordogne, puis la Garonne au niveau de La Réole "sur des bacs périssables".
Ce n’était pourtant pas facile et comportait beaucoup de dangers. Embarqués sur la rive saintongeaise, à Blaye ou à Talmont, ils pouvaient accoster en divers ports : Soulac principalement qui était alors sur l’estuaire et constituait par soi-même un lieu de pèlerinage, ou Talais, ou Saint-Christoly dont le nom évoque une traversée mythique du Christ, ou encore la Maréchale qui était le port de l’abbaye de l'Isle et menait à la commanderie de Benon, Cadourne, Mapon, Meyney à la Rouille des Moines, Saint-Estèphe, Saint-Julien ou encore Arcins.
Nombre de ces ports étaient sur le bord d’un chenal, d’un estey ou d’une "rouille" et il était commode d’y entrer, soit pour que les pèlerins mettent pied à terre, soit pour les y abriter le temps d’une tempête.
Certains pèlerins remontaient le fleuve jusqu’à Bordeaux, mais la plupart prenaient la route du sud dès le Médoc. Deux routes de Saint-Jacques étaient alors possibles : pour ceux qui avaient débarqué à Soulac, la route des lacs en arrière des dunes en direction de Mimizan, par Sercins,Vendays, Naujac, Hourtin, Sainte-Hélène-de-l’Etang, Carcans ; pour les autres, la route intérieure passant par Benon, Sainte-Hélène-de-la-Lande, le Temple, vers Saint-Jean-d’Illac, Belin, Liposthey.
Le goût des pèlerinages est venu probablement du culte des reliques que renfermaient certains sanctuaires et qui fut prôné par Grégoire de Tours au VIème siècle. Mais à l’origine, ce fut Jérusalem qui attira les premiers pèlerins dès le IVème siècle, après que sainte Hélène (très révérée en Médoc) a libéré le Saint-Sépulcre. Et, malgré la mise à sac de cette ville par les Perses en 614, de même qu’après la première croisade de 1096, les Lieux Saints restèrent accessibles. Le culte de Notre-Dame-del-Pilar à Compostelle fut par la suite le plus recherché et le Médoc a représenté un des passages obligés pour ceux qui venaient du nord de la France et de l’Europe.
On retrouve à Vensac, à Saint-Yzans, à Listrac, à Montalivet, à Sainte-Hélène ou à Saint-Médard-en-Jalle, la statue de saint Jacques qui marque des étapes de ces itinéraires.
Qui ne connaît la silhouette du pèlerin de Compostelle avec une grande cape et un chapelet à la ceinture, un chapeau à larges bords, un long bâton ferré et une besace? Une ou plusieurs coquilles complètent cette panoplie.
Cette coquille symbolique est un signe de reconnaissance et elle sert à tout, de cuillère pour manger ou pour boire, de sébile pour recueillir les aumônes. Fixée sur le crâne du pèlerin, elle l’accompagnait dans la tombe.
Les difficultés de tous ordres et les énormes distances ne rebutaient nullement ces "fantassins de Dieu" et les finalit : ascétisme, charité, parfois épreuve rédemptrice qui devait absoudre d’une faute ou même d’un crime, ou encore achat de reliques destinées à la fondation d’une église.
C’est peu de dire que les groupes de pèlerins étaient d’origines diverses. Ils en profitaient pour visiter sur leur parcours des lieux avec reliques, tombeaux et châsses. Ainsi à Soulac, les reliques de la Vierge et de sainte Véronique, ou à Carcans une châsse précieuse et les trésors des églises bordant le fleuve évacués lors des invasions. Certaines églises très fréquentées comme celle de Vertheuil ont agrandi leur nef et créé des déambulatoires où les pèlerins s’abritaient, mangeaient et dormaient.
Les cohortes de routiers étaient accompagnées de baladins, faiseurs de tours, jongleurs, troubadours et aussi de détrousseurs qui vivaient à leurs dépens ou les pillaient.
Ils empruntaient autant qu’ils le pouvaient les restes de voies romaines, la Levade ou la Via Medullica, car en certains endroits les forêts du Médoc étaient impénétrables, les chemins pratiquement inexistants et souvent la lande et ses déserts marécageux empêchaient les piétons ou les cavaliers de trop s’écarter des sentiers battus.
Souvent exploités par les passeurs, les pèlerins devaient payer à chaque pont, gué ou étape difficile, mais ils trouvaient en revanche hospitalité et assistance en de nombreux endroits.
Et l’on retrouve en Médoc beaucoup de traces de ces relais organisés par des communautés religieuses ou par les ordres chevaliers.

Les ordres chevaliers

Ils ont été très présents en Médoc : les Templiers d’abord qui ont laissé leur souvenir à Saint-Sauveur-du-Temple ou Temple-de-Sautuges, actuellement Le Temple, mais aussi au Temple de Planquetorte, près de Saint-Vivien, et surtout l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem devenu un peu plus tard ordre des chevaliers de Malte, qui a profondément marqué cette région. Ces deux ordres ont constitué, à l’époque féodale, l’armature sociale et administrative du Médoc.
Les chevaliers de Malte s’établissaient de préférence au voisinage des voies d’eau, car ils avaient une vocation de navigateurs et surtout de "secouristes", venant en aide aux voyageurs qui naviguaient. La situation amphibie du Médoc les y a sans doute attirés.
Ils assuraient le passage de la Gironde — de même que les moines de diverses communautés — et s’occupaient également de l’entretien des routes et des ponts utilisés par les pèlerins, ainsi que de l’organisation des haltes.
Des hôpitaux, dont il reste peu de traces, mais que des noms de lieux évoquent fréquemment, accueillaient les voyageurs dans le besoin : le Hameau des Pèlerins, l’hôpital de Grayan fondé en 1189, celui de Benon fondé en 1154, celui de Saint-Germain-d’Esteuil, l’hôpital de Mignot près de Cissac devenu chapelle d’Anteilhan, disparue au XIXème siècle, hôpitaux à Pellecahus près de Saint-Julien, Saint-Léonard à Lesparre où l’on a trouvé de nombreux restes de pèlerins morts en route dont le crâne portait la coquille Saint-Jacques, Saint-Trélody, Saint-Jean-de-Secondignac près de Vertheuil,Tourteyron près de Saint-Christoly, et de nombreux autres, tous situés généralement près des accostages.
Des commanderies de Saint-Jean-de-Jérusalem se sont implantées en Médoc, parmi les premières en France. Celle de Benon fut établie en 1154 sur des terres données par Sénébrun, sire de Lesparre. On sait qu’elle bordait la route du pèlerinage vers Jérusalem et qu’elle était difficile à gérer parce qu’elle était située sur des landes où sévissaient des routiers pillards.
Celle de Grayan est également fort ancienne et celle d’Arcins, près d’un port sur un marais, avait autorité sur toutes les annexes de la région jusqu’à Saint- Sever, dans les Landes.
En 1444, il y avait neuf commanderies en Médoc, presque toujours fondées sur des hôpitaux.

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